Le triangle culinaire
Entre anthropologie et cuisine
Le triangle culinaire… Quand on fait de la cuisine, et a fortiori de la pâtisserie, nous faisons des sciences sans forcément le savoir. Ainsi se mêlent, sous nos mains plus ou moins expertes : chimie, physique, mécanique, thermodynamique, mathématiques… Mais fouiller dans les livres de recettes, c’est également faire de l’histoire, de la sociologie, voire de l’anthropologie (avec le fameux triangle culinaire). En fait la cuisine dans son ensemble est une véritable porte ouverte vers un monde complet de connaissances qui débute au fin fond de l’Humanité, depuis que l’Homme est Homme et qu’il se nourrit. Un monde qui nous permet de vivre mais qui nous procure aussi maints plaisirs.
Et en parlant de sociologie, et plus particulièrement d’anthropologie (une des sciences humaines qui étudie l’être humain et les groupes humains sous tous leurs aspects), il en est un expert – ou plutôt l’un des – qui s’est penché sur notre domaine de prédilection : Claude Levi-Stauss (1908-2009).
Le triangle culinaire…
Un outil d’anthropologue
Auteur de plusieurs ouvrages d’études sur l’Humain & le Culinaire, nous lui devons une grille de lecture – sous la forme d’un triangle. Ce triangle modélise les relations entre les différentes formes de cuisines selon le mode de cuisson des aliments qui en composent la recette. Apparu pour la première fois en 1967, dans le numéro 26 de la revue l’Arc, le triangle culinaire possède – par définition – trois sommets qui correspondent à trois états de la matière cuisinée : le cru, le cuit et le pourri. Levi-Strauss l’a construit comme un outil d’analyse des pratiques culinaires dans les différentes cultures. Cette analyse se fonde principalement sur des analyses linguistiques.
Du cru, du cuit et du pourri
De manière plus approfondie, il est exprimé dans ces travaux que tout part du cru (dans la cuisine, “il n’existe pas de cru à l’état pur”). Cela va ensuite soit vers le pourri (transformation jugée “naturelle” par l’auteur car sans intervention nécessaire de l’humain), soit vers le cuit (transformation jugée “culturelle” par l’auteur car faisant appel à des moyens élaborés par l’humain).
Interviennent ensuite les éléments permettant la transformation d’un état à l’autre : l’eau et l’air. Ces transformations sont de trois types : le rôti (associé au cru), le bouilli (associé au pourri) et le fumage (associé au cuit). Le rôti est associé au cru car “l’affinité du rôti avec le cru provient de ce qu’il n’est jamais également cuit, soit de tous les côtés à la fois, soit en dehors et en dedans”.
Le rôtissage (le rôti) : il s’agit d’un mode de cuisson sans récipient, avec exposition directe de la matière au feu. Le grillé est également un mode de cuisson avec une exposition sans récipient et avec une exposition indirecte au feu.
L’ébullition (le bouilli) : il s’agit d’un mode de cuisson avec récipient, avec exposition directe à l’eau. De manière analogue au grillé pour le rôti, la cuisson vapeur est également un mode de cuisson avec une exposition un peu moins directe à l’eau. L’auteur situe d’ailleurs ce dernier mode à mi-chemin entre le fumé et le bouilli : “le bouilli s’oppose à la fois au fumé et au rôti, sous le rapport de la présence ou de l’absence de l’eau.“
Le fumage : il s’agit d’un mode de cuisson sans récipient et sans eau. C’est une cuisson très éloignée du feu contrairement au rôti. Contrairement à cette dernière et comme l’ébullition, c’est une cuisson lente, profonde et régulière.
Du triangle au tétraèdre
Mais ce triangle va connaître une transformation pour devenir un tétraèdre avec l’apparition d’un troisième élément : la graisse (i.e. l’huile par exemple), et d’un quatrième sommet : le frit. Ainsi le rôti au four se différenciera du rôti à la broche par son adjonction de matière grasse. De même, on différenciera la cuisson à l’étouffée (dans un fond d’eau et de matière grasse) et la cuisson à la vapeur (sans matière grasse et à distance du fond d’eau), avec également le rôtissage au four (avec un fond de matière grasse et sans eau).
Ainsi pour ces auteurs, tout mode de transformation d’aliments peut se matérialiser dans ce référentiel avec des interprétations multiples que ce soit sur des oppositions entre les éléments, leurs représentations… Cet outil se veut non seulement comme un moyen de classifier des mode de transformation d’aliments, mais plus globalement et d’un point de vue anthropologique comme une véritable grille de lecture des sociétés qui adoptent tel ou tel mode de transformation de leurs aliments.
Et nous, à quoi ça peut nous servir ?
Nous voyons bien que Dournes, par exemple, a poussé un peu plus loin la modélisation en rajoutant l’action de la matière grasse dans la cuisson. Par définition, la cuisson (selon Wikipédia) est “l‘opération par laquelle un aliment est transformé ou modifié, sur le plan physico-chimique, sous l’effet de la chaleur (ou des radiations capables de le chauffer). La cuisson permet de modifier le goût, la saveur, l’aspect, la couleur, la texture, le volume, le poids, la toxicité ou les qualités nutritives de l’aliment. Elle modifie sa structure chimique et physique et peut ainsi le rendre assimilable, nourrissant ou plus savoureux.” La chaleur permet en effet la modification de la structure des protéines, la caramélisation des sucres, etc.
Vers un nouveau modèle ?
La modélisation proposée par Levi-Strauss puis Dourne, au delà de l’aspect anthropologique, semble être surtout utile pour représenter la cuisson des viandes. Nous pouvons aisément représenter les modes de cuisson que nous connaissons en cuisine :
- Cuissons avec brunissement (rôtissage, poêlage, sauté, grillade, friture),
- Cuisson sans brunissement (pochage, cuisson vapeur, cuisson sous-vide)
- Braisage ou Mijotage
- et même Fumage, séchage ou confit.
Suivant les actions que nous voulons mener (+/- d’eau, +/- de matière grasse, +/- d’air), il permet d’envisager et peut-être même d’inventer de nouveaux modes de cuisson et de les appliquer également à la pâtisserie.
Mais nous pouvons également l’actualiser et/ou le compléter par de nouvelles pratiques culinaires contemporaines telles que les cuissons par l’acide – vinaigre ou jus de citron – comme le ceviche, par exemple. Sans parler de tout ce que peut nous apporter la cuisine moléculaire.
Au final, cet outil peut être pour nous un véritable moyen de penser, voir d’inventer des modes de cuisson suivant à la fois les techniques que nous souhaitons mettre en œuvre et l’effet que nous souhaitons apporter à nos ingrédients.
Alors, à nos papiers et crayon !!!
Bibliographie :
Dournes Jacques. Modèle structural et réalité ethnographique (A propos du « Triangle culinaire »). In: L’Homme, 1969, tome 9, n°1. pp. 42-48.
Levi-Strauss C. Le triangle culinaire in L’Arc, n°26, 1965, pp.19-29